PRO-TRUMP ET PRO-MOSCOU
Tenet Media, suppôt de la désinformation russe aux États-Unis
Les autorités américaines ont annoncé avoir découvert un nouveau réseau d’ingérence russe aux États-Unis à deux mois de l’élection présidentielle. Au cœur de cette campagne : Tenet Media, un site d’extrême droite auquel contribuaient plusieurs célèbres influenceurs pro-Trump.
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C’est un texte à trous. L’acte d’accusation du département américain de la Justice révélant, mercredi 4 septembre, une nouvelle opération d’ingérence russe aux États-Unis, orchestrée par le média d’État russe RT, se garde bien de citer nommément plusieurs suspects clés de l’affaire.
Il est question de « commentateur-1 », de « fondateur-2 » ou encore de « personne-3 ». Mais la « grande inconnue » de ce document qui a fait l’effet d’une bombe aux États-Unis à deux mois de la présidentielle concerne la « société-1 » qui a reçu près de 10 millions de dollars pour prêcher la bonne parole de Moscou.
Influenceurs de la « magasphère »
Décrite par le département de la Justice comme un site de « commentaires politiques » au cœur de l’effort d’ingérence orchestrée par RT, la « société-1 » a rapidement été identifiée par des internautes et plusieurs médias. Il s’agit de Tenet Media, un média d’extrême droite, fondé en 2022 et qui, en deux ans d’existence, a notamment produit 2 000 vidéos vues plus de 16 millions de fois sur YouTube..
Il faut dire que les autorités américaines n’ont pas fait beaucoup d’effort pour préserver l’anonymat de la « société-1 ». L’acte d’accusation présente, en effet, ce relais de la propagande russe comme « un réseau hétérodoxe de commentateurs spécialisés dans la politique dans le monde occidental et les questions de société ». C’est mots pour mots la manière dont Tenet Media se décrit sur son site.
Les autorités américaines précisent aussi que la « société-1 » collabore essentiellement avec « six talents » qui fournissent la plupart des contenus. Il se trouve que sur sa page d’accueil, Tenet Media met en avant précisément six auteurs – tous des influenceurs pro-Trump à 100 % – que le site qualifie de « talents ».
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Le Kremlin, via RT, s’est ainsi acheté des voix qui comptent dans la « magasphère » (dérivé du raccourci Maga pour le slogan trumpien « Make America Great Again »). Parmi les six fameux « talents » se trouvent Tim Pool et ses 2,1 millions d’abonnés sur Twitter et Benny Johnson, dont l’émission The Benny Show est suivi par 2,4 millions d’internautes sur YouTube.
Ces deux influenceurs d’extrême droite ont immédiatement affirmé sur les réseaux sociaux avoir ignoré que, en coulisses, RT tirait les ficelles de Tenet Media. « Ce ne serait pas surprenant, mais cela pose tout de même la question de leur naïveté face aux pratiques des agents russes », estime Joanna Szostek, spécialiste de la propagande russe à l’université de Glasgow (Écosse).
Les Russes recrutent local
Car l’opération découverte par les autorités américaines à tout de même de faux airs de 2016. Comme à l’époque de la première ingérence russe avérée dans le processus électoral américain, les propagandistes paient pour la création de contenus qui soulignent les maux à la société américaine.
Au lieu de soutenir ouvertement l’un des candidats, ces articles et vidéos sont « conçus pour semer la discorde et ils sont ensuite repris par des faux comptes créés par les Russes pour en assurer la viralité », précise Joanna Szostek. Le pari de Moscou est qu’une société américaine divisée et en colère sera plus susceptible de voter pour Donald Trump.
Cette campagne d’ingérence s’inspire aussi de méthodes du feu le KGB. « Cela ressemble en effet à une opération d’infection secondaire », estime Andrew Wilson, spécialiste de la Russie à l’University College de Londres et auteur de « Political Technology » qui traite des techniques russes de manipulation politique. Cette technique de propagande directement issue de l’ère soviétique consiste à utiliser des médias de second plan pour diffuser autant de contenus que possible dans l’espoir que certains d’entre eux soient repris ensuite par une publication majeure. Autrement dit, les Russes espèrent que les vidéos et articles proposés par Tenet Media vont être repris ensuite par des personnalités de tout premier plan comme l’élue républicaine Marjorie Taylor-Greene ou le patron de X, Elon Musk.
Mais le cas Tenet Media illustre aussi l’évolution du mode opératoire de l’ingérence politique russe. En 2016, les contenus avaient été créés dans les bureaux de l’Internet Research Agency, la fameuse usine à « trolls » à Saint-Petersbourg, ou par des petites mains en Macédoine spécialisées dans la création de « fake news ».
Cette fois-ci, les propagandistes de RT ont voulu s’appuyer sur des contenus « made in USA ». Outre les six influenceurs ultra-conservateurs, Tenet Media a, en effet, été fondé par Lauren Chen, une contributrice pour le média d’extrême droite Blaze TV très active sur les réseaux sociaux depuis des années.
Cette propension à s’acheter les bonnes grâces de personnalités locales influentes a déjà été utilisée à l’occasion de Doppelgänger, une opération de désinformation russe en Europe et en Amérique du Sud qui eut un large écho médiatique en 2023. Des journalistes latino-américains ont ainsi été « recrutés » par les Russes notamment au Chili pour promouvoir le point de vue russe.
La Russie prête à payer cher pour faire réélire Trump
C’est non seulement plus cher, mais aussi « plus long à mettre en place que de créer les contenus directement depuis la Russie », souligne Joanna Szostek. Mais les dividendes peuvent être bien plus élevés : les contenus pro-russes sont susceptibles d’avoir un impact plus important grâce à la popularité déjà établie des contributeurs à Tenet Media. Ces auteurs 100 % pur Trumpiens sont également moins susceptibles de faire des erreurs que des petites mains qui produisent de la désinformation à la chaîne depuis la Macédoine.
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Les experts interrogés par France 24 ont également été surpris par les montants en jeu. « Près de 10 millions de dollars pour un seul site, c’est peut-être peu au regard du budget alloué par Moscou à tout ce qui est production médiatique, mais c’est très important pour une seule opération », assure Andrew Wilson. « C’est bien plus que ce que la Russie avait dépensé en publicité sur Facebook en 2016 pour promouvoir sa propagande [150 000 dollars, NLDR] », ajoute Joanna Szostek.
Pour Andrew Wilson, le montant de cette opération tend à montrer que « la prochaine élection aux États-Unis est considérée comme un enjeu crucial pour Moscou ». Un avis partagé par Joanna Szostek : « pour Moscou, une élection de Donald Trump signifierait probablement un soutien moins fort pour l’Ukraine, et les Russes sont donc prêts à payer très cher pour tenter de faire élire le candidat républicain ».
Une autre curiosité dans l’affaire Tenet Media est le lien quasi direct entre ce site et des personnalités très en vue en Russie. Auparavant, Moscou faisait des efforts pour brouiller quelque peu les pistes. L’opération Doppelgänger avait ainsi été organisée par une nébuleuse de structures avec des noms aussi anodins que Social Design Agency ou Struktura.
Les fondateurs de Tenet Media ont été en contact direct avec des producteurs de RT, chaîne très officielle du pouvoir russe. Elena Afanasyeva, identifiée par le département de la Justice comme une « productrice de RT en charge des affaires internationales », est même intervenue directement sur la production d’articles et de vidéos pour Tenet Media.
Une sacrée prise de risque en cas de découverte de l’opération par les autorités américaines, reconnaissent les experts interrogés par France 24. Pour Joanna Szostek, c’est la preuve que Moscou n’a plus grand chose à perdre : « la réputation russe peut difficilement tomber plus bas aux États-Unis », donc autant confier l’opération à des personnes de confiance.
L’affaire Tenet Media prouve ainsi à quel point la Russie prend l’élection américaine au sérieux. D’où la question à plus de 10 millions de dollars : et si ce site n’était qu’une pierre de l’édifice des opérations russes mise en place pour influencer le résultat de l’élection ?
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